Mardi 5 avril, la matinée est teintée d’agitation dans le microcosme
financier. La veille, en fin d’après midi, le Conseil déontologique des
valeurs mobilières (CDVM) s’était fendu d’un communiqué aussi court que
corrosif. D’abord, Eurobourse, l’une des 17 sociétés de Bourse de la
place, se voit notifiée d’un avertissement et d’une amende pécuniaire de
200.000 dirhams. Une pacotille, sans commune mesure avec ce qui est
déroulé dans la suite du communiqué. Le CDVM transmet, au procureur du
Roi, trois dossiers relatifs à des faits pouvant être qualifiés de délit
d’initiés. Pire, le gendarme de la Bourse transmet, au procureur du
Roi, deux dossiers relatifs à des faits pouvant être qualifiés de
manipulation de cours. Une première, qui a l’effet d’une bombe chez les
opérateurs du marché ! Des têtes vont-elles tomber ? La question est sur
toutes les lèvres, tout comme celles relatives à l’identité de ceux qui
sont incriminés dans les cinq dossiers. Car, vous l’aurez compris, la
première sanction, qui concerne Eurobourse est somme toute coutumière,
comme le défend cette dernière : «L'activité des sociétés de Bourse est
un métier très réglementé et très risqué et les sanctions
administratives et amendes pécuniaires font partie du paysage naturel de
leur activité comme de celles des banques ou des sociétés de crédit».
La société poursuit d’ailleurs que «cette sanction concerne des faits
relatifs à des problèmes avec des clients gérés constatés en 2007 et qui
ont donné lieu depuis mars 2008 à une réorganisation de ce département
et à un renforcement des procédures de contrôle et de déontologie. La
sanction pécuniaire est le montant prévu par le dahir du CDVM». Ce n’est
pas la première fois que le CDVM adresse ce genre de sanctions à une
société de Bourse de la place. En mars 2008, trois sociétés de Bourse
avaient été l’objet d’une mise en garde, BMCE Capital Bourse, d’un
avertissement, Attijari Intermédiation, et d’un blâme, pour Safa Bourse.
Une quatrième, Upline Securities, s’était même vu retirer son agrément
de dépositaire titres et espèces et reçu une amende pécuniaire de 10
millions de dirhams. Par contre, c’est la première fois que le CDVM
enclenche une procédure judiciaire se constituant même en partie civile.
La boîte de Pandore est ouverteLa boîte de
Pandore est donc ouverte, mais pour l’instant, rien ne filtre sur les
parties visées. Des acteurs du marché contactés expliquent que «les
opérations douteuses sont légion, et les suspicions sur des délits
d’initiés ou des manipulations de cours ne manquent pas». Cela est
d’autant plus déroutant que, vraisemblablement, les opérations
incriminées remontent à quelques années. «Nous avons bien quelques
pistes, mais aucun élément ne nous permet de nous faire une idée
claire», argue un opérateur du marché, qui nous met tout de même sur la
piste. «Le fait que le communiqué parle de manipulation de cours, nous
laisse penser qu’il s’agit de grands intervenants du marché,
vraisemblablement des institutionnels ou personnes privées très
influentes», souligne-t-il. Toutefois, lui, comme toutes les personnes
contactées, se gardent bien de donner des noms de personnes ou
d’institutions ni même de vouloir témoigner sans couvert d’anonymat.
Même s’ils veulent bien illustrer ce genre d’opérations avec des noms
ronronnant d’institutions et de personnages du monde des affaires. De
fait, les opérateurs du marché commencent à remonter le fil des
transactions massives sur le marché de blocs de ces dernières années.
Une chose est sûre, pour pouvoir prétendre à de la manipulation de
cours, il faut avoir beaucoup d’influence. «Énormément, même!»,
surenchérit un autre contact qui explique que «pour acheter massivement
des titres, tout en sachant que l’on va probablement les vendre à perte,
c’est que l’on ne peut pas dire non à la personne qui nous en donne
l’ordre». Cela donne une autre teneur à notre question, des grosses
têtes vont-elles tomber ? Cela nous pousse aussi à nous interroger sur
le timing de cette annonce. Si cela fait suite au conseil
d’administration du CDVM qui s’est tenu le 30 mars dernier, cela semble
surtout s’inscrire dans le contexte général que connaît le Maroc
aujourd’hui. S’agit-il d’une opération mains propres ? Doit-on
s’attendre à une vague de nouvelles affaires ? Rien n’est moins sûr et
ce n’est pas le black out d’un CDVM, sûrement débordé par les effets de
son communiqué sur les observateurs, qui nous en dira plus. En tout cas,
si on se rapporte au rapport d’activité 2009, dernier publié : «Au
cours de l’année 2009, le service Enquêtes et plaintes a procédé au
traitement de onze dossiers d’enquête, parmi lesquels trois ont été
initiés en 2009 et huit au cours des années précédentes».
Y a-t-il un tribunal compétent ? Les hostilités
sont donc enclenchées et il ne serait pas surprenant de voire d’autres
dossiers ressurgir. En attendant, une autre question taraude les
opérateurs du marché. La justice est-elle capable de traiter ce genre
d’affaire ? «Nous n’avons pas de juges ni d’avocats compétents sur des
questions aussi pointues et encore moins de tribunal compétent», déplore
un initié, qui souligne : «Nous n’avons pas, non plus, de définitions
juridiques explicites des concepts de manipulation de cours et de délit
d’initié. Comment le tribunal peut-il trancher équitablement dans ces
affaires, en l’absence de textes juridiques clairs en la matière ?».
Toujours est-il que le CDVM n’a pas saisi un tribunal, mais plutôt
transmis ses dossiers au procureur du Roi. Une nuance qui peut exprimer
les limites de ses prérogatives. Le procureur devra ainsi instruire les
dossiers sur la base des éléments fournis par le régulateur et les
étayer par sa propre enquête, ce qui rendra la procédure plus ou moins
longue. Mais, va-t-on se contenter de poursuivre les exécutants ou
s’attaquera-t-on directement aux initiateurs de ces délits ? Une affaire
qui pose autant de questions est décidément à suivre...
A.S
Casus belli égyptien !Si au Maroc, c’est la première fois que l’autorité des marchés
financiers transmet des dossiers au procureur du Roi, ce n’est pas le
cas dans d’autres places notamment émergentes. Ainsi, l’Autorité de
surveillance financière égyptienne, EFSA, transmettait à la justice
entre 1000 et 2000 dossiers par an. Au bout de quelques années, cela
avait fini par congestionner l’appareil judiciaire, celui-ci déjà
surchargé, par une majorité de dossiers ne méritant pas de passer en
justice. Entre le désert marocain et la floraison égyptienne, il y a un
juste milieu qui passe forcément par la formation de compétences
juridico-financières et un écrémage des dossiers par le CDVM. Espérons
que cette initiative du gendarme de la bourse soit le premier pas dans
cette voie.